samedi 10 janvier 2009

Le nouvel antisémitisme européen, par Ulrich Beck (2003)

"Le visage hideux de l’antisémitisme n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’enchevêtrement du global et du local au sein des conflits, c’est la globalisation du conflit israélo-palestinien. Et c’est ce paradoxe qui fait que c’est précisément la sensibilité aux droits de l’homme - et la critique d’Israël qui en découle - qui vient menacer les digues édifiées contre l’antisémitisme."

Six ans après, ce texte d'Ulrich Beck garde toute son actualité.

"(...) Le fait que l’Intifada sorte de ses frontières signifie que ce qui nous paraissait extérieur est devenu un phénomène intérieur : le conflit israélo-palestinien, conflit extérieur, éclate à l’intérieur des pays de la Communauté européenne et vient menacer le compromis national sur lequel repose l’équilibre entre juifs et non-juifs.

Ce phénomène s’explique par ce qu’on pourrait appeler la globalisation des émotions. Les théories de l’identité, de la société et de la politique qui procèdent de l’idée que nous vivons aujourd’hui comme hier dans des ensembles clos, organisés sur la base d’Etats nationaux et bien séparés les uns des autres, sont en train de devenir historiquement fausses.

Dans notre culture télévisuelle globalisée, la compassion n’est plus seulement fonction du schéma ami-ennemi en vigueur au niveau national. Depuis qu’on reçoit partout les images télévisées des combats et de leurs victimes, il est clair que la violence qui se déchaîne dans un coin du globe peut créer une propension à la violence dans de nombreux autres coins de ce même globe. Quand des civils et des enfants souffrent et meurent en Israël, en Palestine, en Irak ou en Afrique et que les médias présentent ces souffrances sous forme d’images fortes, il en résulte une compassion cosmopolite qui pousse à prendre position.

En Allemagne aussi, le compromis historique toujours fragile sur lequel repose la cohabitation pacifique de juifs et de non-juifs oeuvrant à leur réconciliation se voit sapé par la globalisation des émotions que déclenche l’intériorisation transnationale du conflit israélo-palestinien.

La majorité des Allemands (et des Européens) n’acceptent pas la distinction entre juifs et Israéliens, distinction d’une importance pourtant primordiale pour la réconciliation germano-juive. Lors d’une conversation informelle à l’issue du discours du président de l’Etat israélien, Ignaz Bubis, l’ancien président du Conseil central des juifs d’Allemagne, s’est trouvé confronté à ce compliment : "Votre président a vraiment fait un excellent discours." "Certainement, a répondu M. Bubis, les discours de Roman Herzog sont toujours excellents." "Non, non, je parle de votre président à vous, de M. Weizman."

Du fait de cette identification essentialiste des juifs aux Israéliens, les juifs allemands subissent, à travers les critiques adressées à Israël, une nouvelle exclusion : la critique de l’Etat israélien se mue en critique des juifs, en une vision du juif comme étranger, voire en hostilité à son égard. C’est ainsi que le juif allemand, de figure symbolique de la mauvaise conscience, se transforme insidieusement en juif comme figure de l’étranger. Le risque de l’exclusion au quotidien (voire pis encore) grandit.

De l’autre côté, face à l’escalade de la violence, de nombreux Israéliens acceptent manifestement de moins en moins la distinction entre critique d’Israël et antisémitisme. Il y a des raisons à cela. L’expression si légère de "critique d’Israël" est remarquablement ambiguë : que critique-t-on ? Le droit à l’existence de cet Etat ou la politique gouvernementale de Sharon ? Ou est-ce qu’une critique légitime l’autre ? Et quelle signification accorder au fait que plus de la moitié des ressortissants de l’Union européenne voient en Israël la première menace pour la paix dans le monde - menace pire encore que celle de la Corée du Nord et de l’Iran, sans parler des Etats arabes ? Quelle légitimité conteste-t-on ici, celle d’Israël, celle de Sharon, ou les deux ? Derrière la façade du terme "critique d’Israël" se cachent un bouillonnement intense et un jeu dangereux avec le feu.

Or, en raison du caractère de plus en plus atavique que revêt le conflit israélo-palestinien, ce sont justement ceux qui combattent l’antisémitisme par les actes et la parole qui se retrouvent pris au piège : ils ne veulent ni ne peuvent critiquer la société israélienne pour ne pas hypothéquer leur anti-antisémitisme. Mais il leur faut critiquer la politique de Sharon pour la même raison, c’est-à-dire pour ne pas avoir à remettre en cause les fondements moraux de leur anti-antisémitisme.

Cette impasse classique désinhibe en revanche l’antisémitisme traditionnel qui, en prenant Israël pour cible, accède à la légitimité et peut prospérer. Le fait nouveau est là : en forçant le trait, on pourrait dire qu’est en train de se constituer une coalition involontaire entre l’anti-antisémitisme et l’antisémitisme.

Une forme de vision sélective se manifeste chez les Allemands et les autres Européens. On proteste contre la pugnacité des Israéliens en ignorant avec désinvolture la terreur des attentats-suicides par laquelle des Palestiniens tyrannisent la société civile israélienne. Quand une Palestinienne se fait sauter dans un café où se trouvent également des Israéliennes et leurs enfants, on entend dire parfois qu’il faudrait aussi considérer - non pour excuser mais pour comprendre - qu’on a affaire à des victimes dont les actes ne font que refléter l’oppression subie et qu’on ne saurait sans autre forme de procès attendre de Palestiniens si profondément atteints dans leur dignité qu’ils reconnaissent que faire sauter des enfants est, au sens strict du terme, inadmissible.

Le fascisme ayant débuté en Allemagne par la violation de principes juridiques fondamentaux, tous les signaux passent au rouge quand ces mêmes principes sont une nouvelle fois violés, et les mandarins qui ont fermement combattu l’antisémitisme se tournent d’un air sévère vers Israël. Mais comment peut-on distinguer entre une "bonne" et une "mauvaise" violation des droits de l’homme ? Comment peut-on distinguer entre, d’une part, de "bons" Palestiniens commettant attentats-suicides et massacres ciblés de civils israéliens innocents, et, d’autre part, une "mauvaise" terreur d’Etat israélienne qui, tout en prenant son parti des victimes civiles, exécute de manière ciblée ses adversaires du Hamas ?

Le visage hideux de l’antisémitisme n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’enchevêtrement du global et du local au sein des conflits, c’est la globalisation du conflit israélo-palestinien. Et c’est ce paradoxe qui fait que c’est précisément la sensibilité aux droits de l’homme - et la critique d’Israël qui en découle - qui vient menacer les digues édifiées contre l’antisémitisme.

C’est justement parce qu’il va de soi que des Européens critiquent la politique du gouvernement israélien - et que ceux qui critiquent Sharon ne sont pas automatiquement des antisémites - que le conflit israélo-palestinien, tel qu’il est intériorisé en Europe, sape les formes de sociabilité multiculturelles qui ont été une conquête de ces dernières années. A mesure que la critique de Sharon ou d’Israël gagne ou paraît gagner en légitimité morale et qu’elle s’adresse de plus en plus unilatéralement à Israël ; à mesure qu’une spirale de violences et de haines de plus en plus ataviques donne au conflit du Moyen-Orient les dimensions grandissantes d’un recul de civilisation ; à mesure que ce conflit se prolonge, les formes que revêtaient l’entente et la réconciliation entre juifs et non-juifs se retrouvent gravement menacées, et pas uniquement en Allemagne ou en Europe.

Comment s’opposer à cette évolution, comment la combattre ? Peut-être serait-il salutaire de se poser cette question préalable : quelle serait mon évolution personnelle si je devais quotidiennement prendre un bus de ligne, à Haïfa, pour me rendre au travail ? En Europe, contrairement à Israël, on n’argumente pas - gardons la métaphore - avec un ticket de bus dans la poche. (...)

A l’inverse, il faut que le terrorisme-suicide palestinien soit privé, en Europe, de l’approbation tacite dont il bénéficie ; il faut qu’il soit ostensiblement condamné devant l’opinion mondiale pour ce qu’il est : un acte barbare qui viole de manière flagrante les règles minimales de la civilisation, et qu’à ce titre il soit privé de la justification et de la tolérance dont il bénéficie quand on voit en lui une forme de "contre-terreur". (...)

Il faut se faire l’oreille et apprendre à distinguer les significations contraires de certains mots codés. "Retour" est l’un de ces mots : à l’oreille des Palestiniens, il sonne irrévocablement comme la reconnaissance de leur identité, tandis qu’à celle des Israéliens il n’est qu’un code signifiant la destruction d’Israël et l’édification de deux Etats palestiniens sur une seule terre.

L’exclusivité - et l’incommensurabilité - de ces perspectives ne peut évidemment pas être résolue d’un point de vue européen. Mais elle peut être comprise. Et passer d’une perspective à l’autre est faisable, non seulement dans une optique herméneutique, mais aussi sur le plan politique. Il faudra néanmoins une nouvelle fois en convaincre de nombreux Israéliens : un Allemand qui critique la politique pugnace du gouvernement Sharon sans la prendre pour seule cible peut très bien agir ainsi tout en se sentant profondément solidaire des juifs et des Israéliens et avec l’espoir d’oeuvrer par là à la réconciliation. Mais peut-être faudra-t-il à cet effet acheter à Haïfa un ticket de bus."

Source: La Paix Maintenant

Traduit de l’allemand par Daniel Argelès © Ulrich Beck/ Le Monde.
Ulrich Beck est professeur de sociologie à l’université de Munich.

Photo: Un groupe de personnes qui manifestaient pacifiquement leur soutien à Israel dans le centre d'Oslo ont été attaquées par un millier de pro-Hamas, aux cris d'Allah Akhbar. (Source: Pro-Hamas Thugs Rampage in Oslo, Z Word)

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