dimanche 18 mars 2018

Federico Zeri: La culture juive "fut, pendant des siècles, le sel et le levain de la vieille Europe"


Federico Zeri (1921-1998), "était incontestablement l'historien de l'art le plus célèbre d'Italie"; (l'Université de Bologne abrite la Fondation Federico Zeri ):

Portrait de Serena Lederer,
mère d'Erich Lederer,
par Gustav Klimt
"Il ne m'est arrivé que deux fois de percevoir de près la transformation d'une tranche de vie en une tranche d'histoire. Durant un certain nombre d'années, à chacune de mes visites à Genève, la rencontre avec Erich Lederer (qui s'était installé là, venant de Vienne pour échapper, de justesse, aux persécutions nazies), constituait pour moi une sorte de rite obligé.

[...] chez lui (sa demeure foisonnait de superbes oeuvres d'art), on avait l'impression que, tout d'un coup, la conversation transgressait les paramètres normaux d'espace et de temps, lorsque, par exemple, je l'entendais dire: "Mais bien sûr, j'ai connu Sigmund Freud, il m'a soigné d'un épuisement nerveux lorsque j'étais gamin.  C'était quelqu'un à l'esprit aigu, très intéressant, mais qu'il était ennuyeux! Il n'arrêtait jamais de poser des questions."

Ou bien (me montrant une pile de splendides dessins): "Ce sont des études d'après nature que fit Gustav Klimt pour les portraits de notre famille.  Si j'ai bonne mémoire, il devrait y avoir le mien aussi, mais ces feuillets sont tout ce qu'il en reste.  Je n'en ai même pas les photos, hélas! Un jour avant de fuir devant l'arrivée des Russes, les S.S. qui occupaient notre maison mirent le feu à tout". [...]

Chez tous deux [Erich Lederer et Bernard Berenson], j'ai apprécié les derniers représentants de ce qui fut, pendant des siècles, le sel et le levain de la vieille Europe: la culture juive.

Aujourd'hui, après l'atroce période qui s'étend de 1933 à 1945, il nous est très difficile de peser l'importance, la portée, qu'eut, pour la tradition romano-chrétienne, la symbiose avec le judaïsme; d'évaluer les ouvertures et les ruptures dont ce dernier était capable, les trésors qu'il célait sous un immobilisme apparent.  [...]

[Bernard Berenson] me faisait comprendre que le signe du génie authentique consiste en un pouvoir de synthèse, réside dans le don de lire l'histoire en la creusant à la recherche d'un sens, d'une texture, d'un tissu de significations à différents niveaux. 
Par certaines de ses remarques, certains commentaires, certaines comparaisons incompréhensibles à première vue, se dévoilait son esprit juif.  Qu'il se fût converti au catholicisme, je ne l'appris qu'après sa mort. en 1959; mais je pense que sa structure mentale était demeurée celle qui avait été façonnée dans le ghetto près de Vilno, en Lituanie.

Il était imprégné de la tradition du respect envers la culture, de la curiosité infinie à l'égard de chacune de ses facettes, et par moments on percevait dans sa conversation la suprême dignité humaine et morale de la lignée qui part de l'Evangile, effleure Spinoza, s'exprime dans la musique de César Franck (dans ma mémoire esthétique, le musicien est toujours lié à B.B.), la lignée qui constitue le grand monument de la culture judaïque at its best."
Dans le jardin de l'art, Rivages, 1991, p.p. 167-168.

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